

Kazimir Josef Alojzy Kujawski – portant les armoiries Rawicz – est né à Varsovie en 1874, son père était avocat. Catholique et grand patriote, polyglotte, parlant le français, l’allemand et le russe, Kazimir est docteur en sciences naturelles de l’Université de Varsovie. Fortement engagé dans le renouveau de la Pologne après 120 ans d’inexistence de l’état dû aux partages et à l’occupation, entre 1922 et 1927, il est député du parti chrétien-démocrate à la Diète de la Deuxième République Polonaise (Poseł na II Sejm Rzeczypospolitej Polskiej).
Humaniste et pédagogue, défenseur de la cause de la jeunesse résumée dans son crédo « Salus juventutis suprema lex esto», il publie à la veille de la libération du pays son traité « Projet du Système Educatif Polonais, 1917 ». En 1905, Kazimir Kujawski est fondateur à Varsovie puis directeur durant 25 ans du célèbre gymnase-lycée Ecole Mazovienne (Szkola Ziemi Mazowieckiej). l’Ecole Mazovienne formera par la suite les élites du pays qui exerceront des fonctions à responsabilité dans la période de l’entre-deux guerres. Kazimir Kujawski est décoré de la Croix d’Or du Mérite en 1929.


Kazimir Kujawski est marié en secondes noces avec Zofia Witwicka – armoiries Sas. Zofia Kujawska née Sas-Witwicka vient d’une famille polonaise ayant un lien de parenté notamment avec la famille de Radziwill, Colonna-Walewski, le poète Stefan Witwicki ami de Chopin et, plus récemment le général Władysław Anders.
Il a quatre fils, deux du premier mariage : Włodzimierz – jeune pilote, mort dans un accident d’avion en 1932, Andrzej – résistant, architecte, après la guerre installé à Londres où il décède en 2014; et deux fils du second mariage : Bolesław – ingénieur et inventeur, mort à Varsovie en 2007, Maciej – architecte, mort à Wroclaw en 2014.
Aimant la nature, appréciant l’art et l’architecture, c’est tout naturellement qu’il décide de s’installer dans le cadre d’exception de Kazimierz Dolny.
– « Au début, père n’a pu acheter beaucoup de terres » – se souvient Maciej.
« Il a progressivement racheté d’autres parcelles qui sont devenues successivement la cerisaie, le verger de pommiers, le mûrier en vue de l’élevage des cocons de vers à soie, bien que jamais exploité… On retrouve encore les reliquats de la cerisaie au fond de la propriété appartenant aujourd’hui à la Maison d’été d’Auteurs et Journalistes. »
Une image datant de 1910 montre la construction du chalet des Kujawski, dont les fondations en pierre calcaire proviennent des carrières de Kazimierz Dolny.
– « C’était notre domaine familial d’été. Nous passions l’hiver à Varsovie et, au début du printemps, en mai, père nous accompagnait, mon frère Bolesław aîné de deux ans et moi, à Kazimierz. Une fois, nous avions même pris le bateau à roue depuis la capitale. Au cours de l’été, père nous y rejoignait tous les samedis en train jusqu’à la gare de Puławy, puis en bus. Nous l’accueillions toujours au même endroit, sur la place du Marché, près du vieux puits. Il passait le week-end avec nous pour retourner dimanche soir vers ses obligations professionnelles. A l’arrivée de l’automne, nous rentrions tous ensemble à Varsovie dans notre appartement situé au centre, 22 avenue Jerozolimskie. »
De ces week-ends partagés avec son père à Kazimierz Dolny le fils se souvient avec nostalgie…
– « Au fil des années, chaque été de la même manière, dès qu’il faisait chaud, nous marchions avec père vers la plage. Là, nous prenions un bain de soleil, nous nous baignions dans la Vistule dont l’eau était encore claire, et père nous apprenait à nager, Bolek et moi… Ma mère, Zofia, nous accompagnait parfois. En semaine, c’est elle qui veillait au maintien en parfait ordre de l’ensemble de l’exploitation, donnait des instructions sur ce qu’il fallait acheter en magasin ou rapporter du marché et supervisait la préparation des repas et de ses fameux desserts.»
Une activité particulière est réservée pour des occasions spéciales, comme les anniversaires : les illuminations dans le jardin. En effet, Kazimir Kujawski, chimiste de formation, fabrique des feux d’artifice qu’on appelle à l’époque les feux de Bengale :
– « Dans de longs tubes de papier journal, père versait un composé de strontium et iridium mélangés avec du salpêtre. Après le tir, le ciel se couvrait de lumineux panaches colorés. Une fois même, le camion des pompiers est arrivé sirène hurlante à la recherche de l’incendie. Père les a rassurés sur l’absence de danger. »
Perle de la Renaissance
Fortement impliqué dans la vie de Kazimierz Dolny, lors de ses séjours Kazimir Kujawski réserve toujours du temps aux affaires de la petite ville.
– « Père entretenait des contacts étroits avec les autorités de la magistrature, le maire M. Ulanowski, le notaire M. Jerzmanowski. Il a fortement contribué à la reconstruction des façades : Senatorska où se trouve aujourd’hui le Musée Régional, et Celejowska ornant la place du Marché. Il a prêté son concours à la construction de l’établissement des bains rue Senatorska conçu par l’architecte et conservateur des monuments Jan Koszczyc-Witkiewicz et également aidé à la construction de l’Ecole de Mécanique près de la Vistule et à l’agrandissement de l’Ecole Primaire rue Lubelska. »
A l’initiative de Kazimir Kujawski est rénové le donjon Baszta, qui domine la ville aux côtés des vestiges du majestueux château médiéval Zamek Królewski datant de l’époque du roi Kazimir le Grand.
– « Baszta était menacé d’effondrement. Des travaux de renforcement ont été réalisés par les équipes locales sous la supervision du maître Pielak. Pour renforcer l’ensemble de la tour une fondation circulaire de 1 mètre 50 m de hauteur a été posée puis, sur ce segment, on a incrusté en pierre de granit : «Respecte les monuments » (Szanuj zabytki). Des traces de cette inscription peuvent y être trouvées sans doute encore aujourd’hui – dit Maciej Kujawski. – Il y a quelques années, j’ai vu encore des fragments de ces lettres collées de la main de mon père. »
Le rêve de Kazimir Kujawski est de faire bâtir à Kazimierz Dolny sa grande maison familiale d’hiver.
– « Père se plaisait à imaginer qu’existerait à Kazimierz une villa en pierre, pouvant accueillir la famille dans le sens le plus large du terme, de la plus proche à la plus éloignée toutes ses branches et générations confondues. »

Au printemps 1925, il se rend à Paris où se tient l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes. Il en revient inspiré, l’idée précise de sa future villa Art-déco est née.

– « En 1933 il en a entrepris le projet et a confié sa conception à l’architecte kazimierzanin (habitant de Kazimierz) Włodzimierz Fąfrowicz. Tout au long de l’hiver et du printemps 1935, les maçons locaux transportaient à l’aide de chariots de la belle pierre calcaire depuis les carrières de Kazimierz. La construction de la villa Kujawski était commencée, elle allait durer trois ans. »
Mont aux Vents
Cependant, Kazimir Kujawski n’aura jamais le temps de s’y installer.
En septembre 1939 la guerre éclate. En octobre l’occupation de la Pologne devenue effective, les écoles, musées, bibliothèques, éditions, rédactions, écoles, lycées et établissements de l’enseignement supérieur sont fermés par le décret du Reich, tant à Varsovie que sur tout le territoire de la Pologne.
Dès septembre 1939, l’appartement familial des Kujawski, situé au cœur de Varsovie, est entièrement détruit ainsi que tous leurs biens obligeant la famille à s’installer dans la province de Lublin. Alors en phase de finition, la construction de la maison d’hiver est interrompue.
Au cours de toute la période de l’occupation les Kujawski, maintenus à Kazimierz, vivront de la culture de la terre – semant du seigle, de l’orge, de l’avoine, plantant des pommes de terre, cultivant les pommes et les cerises. Ils organiseront un petit élevage de poules sous l’égide de l’Institut National des Sciences Agricoles fonctionnant encore dans la ville voisine – Puławy.
– « Chacune de nos poules portait sous l’aile un badge numéroté en plastique. Nous acheminions nos œufs à un point de collecte agréé de Puławy pour recevoir en échange du sucre, denrée rare à l’époque. »
On pouvait penser, que durant cette période de guerre, Kazimierz Dolny était devenu un refuge fiable pour la famille Kujawski. Peut-être. Jusqu’en 1941.
– « Nous étions au début d’un printemps froid suivant un hiver difficile – se souvient Maciej Kujawski âgé à cette époque de 12 ans. – Au milieu de la nuit on a frappé soudainement à la porte. Nous dormions tous les quatre dans la même chambre, la seule chauffée en hiver. Instantanément, nous avons tous été debout. Je me souviens que père a demandé : Qui est là? Qu’est-ce qui se passe? En réponse, nous avons entendu une voix forte : C’est moi, D. – nous connaissions D., policier dans la ville, sinon père n’aurait pas ouvert la porte. – Monsieur Kujawski, il faut s’habiller, pas d’effets personnels, vous êtes sur la liste des personnes à arrêter! »
En effet, les élites du pays sont alors systématiquement visées par les nazis. Des centaines de milliers d’intellectuels polonais sont déportés et exterminés dans des camps.
« Cette nuit-là, ce sont 18 notables et intellectuels qui ont été ainsi arrêtés à Kazimierz Dolny : le médecin, le vétérinaire, le notaire, le maire, le directeur de l’école et autres… »
Maciej Kujawski voit son père pour la dernière fois le lendemain dans la matinée. Dès l’aube, Zofia et ses fils se rendent à l’Hôtel de Ville sur la place du Marché où Kazimir Kujawski est détenu avec tous les autres. Plusieurs heures plus tard, des voitures allemandes de la gestapo conduisent les prisonniers à la première étape de leur captivité, le château fort de la ville de Lublin.
– « Je ne connaissais rien du sort qui avait été réservé à mon père, jusqu’à ce que je découvre une lettre du camp d’extermination d’Auschwitz. Ces lettres, rédigées exclusivement en allemand sur des formulaires spéciaux, nous sont parvenues pendant un peu moins d’un an. Elles nous arrivaient avec certains fragments de phrases découpés- la censure allemande n’autorisant pas l’ensemble du texte que père nous écrivait. »
Traduction de la lettre de Kazimir à son épouse et ses fils, Auschwitz 1942 :
« Chère épouse et chers fils ! Je suis heureux que vous soyez en bonne santé, je suis en bonne santé. Ecrivez-moi davantage sur votre vie. Que faites-vous le weekend? Comment va la récolte des légumes que j’ai semés? En avez-vous suffisamment? Cher Bolek, je suis heureux que vous travailliez bien et soyez occupé. Cher Maciek je suis heureux également, très heureux que vous travailliez bien et appreniez bien vos leçons. Votre collection de timbres augmente et devrait rapidement être belle. Comment vont les parents, et Wandusia? Si Alojz n’est plus fâché avec nous et veut vraiment en témoigner, il devrait payer la voiture pour vous rendre visite. Comment va votre frère et comment vont ses enfants, est-ce qu’il vous aide? Il voulait le faire. Ecrivez tout ce qui peut m’intéresser. La transmission de l’argent 20 MK forfaits mensuels n’est pas recevable. Je sais combien vous faites et combien vous travaillez pour tout mener à bien. Les enfants vous aident à le faire, je l’espère bien. Je vous embrasse chaleureusement et attends votre lettre. Votre mari et père, Kazimir. »

Et puis, les lettres cessent. Le 15 Mars 1942 un télégramme arrive. Ce télégramme est réceptionné précisément par le tout jeune adolescent, Maciej – c’est à lui que revient la tâche quotidienne d’apporter le courrier de la poste, courrier déposé dans l’inoubliable boîte aux lettres numéro 44.
Le contenu en est court : EHEMANN VERSTORBEN-DER COMANDANTE (MARI EST MORT-COMMENDANT).
– « J’ai porté ce terrible télégramme sur moi pendant plusieurs jours, sans oser le montrer à ma mère. Une employée du bureau de poste a fini par lui poser la question: Comment faites-vous, Madame, pour garder votre sang froid après ce télégramme que vous avez reçu concernant la mort de votre mari ? – Voila de quelle manière mère l’a appris… »
Après la guerre, Zofia et ses fils quittent Kazimierz Dolny. Maciej s’installe à Wroclaw, Bolesław à Varsovie. Le temps passe, leurs enfants grandissent, certains partent… ils vivent dans divers pays à travers le monde – en France, au Royaume Uni, au Canada… La famille est dépouillé de ses bien – le contexte contraint les Kujawski à vendre la propriété. La villa en pierre est vendue en premier, ce sont les Jaszczynski qui s’y installent. Le chalet continue encore à jouer son rôle de lieu des rencontres familiales d’été, jusqu’à la douloureuse séparation définitive avec la totalité du domaine, en 1971.
Au cimetière de Kazimierz Dolny, situé sur la colline Mont aux Vents (Góra Wietrzna), dans le tombeau familial des Kujawski, est déposée en 1971 l’urne contenant les cendres symboliques de Kazimir Kujawski prélevées du bloc numéro 11 au camp d’extermination d’Auschwitz. En 1978 y est enterrée Zofia. Trente ans plus tard, une autre urne les rejoint, celle de leur fils, Bolesław.
– « A l’avenir, il s’y trouvera aussi une place pour moi » – ajoute Maciej Kujawski.
Appartenance, continuité
Le vent tourne, la valeur famille reste. En 2005, à l’initiative des petits et arrière-petits-enfants vivant en Pologne et à l’étranger, une rencontre des Kujawski se tient dans leur ancienne propriété. Plus de cinquante personnes animent de leur joyeux vacarme, des témoignages du passé et d’émouvantes histoires animent la demeure. Le chalet Kujawski devenu depuis la vente une maison d’hôtes, réservé pour ces quelques jours par la famille, est plein à craquer.
« On y parlait différentes langues, on y dormait même dans les couloirs » – se souvient la petite-fille de Kazimir Kujawski et fille de Bolesław, Joanna Drozdowski-Strehl.
Quelle force attire ici, encore aujourd’hui, toutes ces personnes dispersées dans le monde? Kazimierz Dolny.
Cette petite ville au bord de la Vistule est une maison symbolique pour la famille Kujawski, leur place sur la terre.